Le vendredi 15 mars 2002

Le FN pas fan du net art
Par Annick Rivoire dans Libération

L'affaire brasse tous les ingrédients du micmac politico-artistique: un jeu politique local troublé par le Front national, un imbroglio juridique et une oeuvre censurée pour «obscénité». Et, comme l'oeuvre appartient au domaine émergent du Net-art, les soutiens classiques lui font défaut pour convoquer le ban et l'arrière-ban anticensure. Nicolas Frespech, l'artiste au coeur de la polémique, a beau dire sa «colère triste», rien n'indique qu'il obtienne gain de cause du conseil régional du Languedoc-Roussillon et que son oeuvre Je suis ton ami(e)... Tu peux me dire tes secrets retrouve sa place sur le site Web du Fonds régional d'art contemporain Languedoc-Roussillon (Frac).

Obscénités. Depuis le 7 décembre, l'accès à cette pièce participative ­ qui fait défiler des phrases recueillies auprès des internautes questionnant l'idée du secret ­ a été coupé. Par l'hébergeur technique, sur injonction des responsables éditoriaux, mais sans concertation avec l'artiste. Au prétexte qu'elle contient des «obscénités qui ne pouvaient que heurter la sensibilité d'un public non averti». De quelles obscénités s'agit-il? «J'ai envie de baiser»? «J'ai 11 ans et je suis obsédé par le sexe»? Ou «je t'emmerde»... ? Pour l'artiste, le premier à avoir vendu un site Internet à une institution culturelle française en 1998, «ces accusations de pornographie et de pédophilie sont écoeurantes parce qu'elles sortent totalement l'oeuvre de son contexte». Censure politique? Ami Barak, le directeur du Frac, qui avait acheté l'oeuvre 3 050 euros et soutenait la démarche, est sous le coup d'une mise à pied depuis la fin de février.

L'indépendance des Frac pose problème, au-delà du seul cas montpelliérain (Libération du 10 février 2000). Mais, dans cette région, l'absurde est à son comble. Le statut du Frac, association de «développement et diffusion de toutes les formes de la création contemporaine» sous convention Etat-région, s'est heurté à la composition politique de la région, dirigée à une très courte majorité par la droite. Jacques Blanc, son président, compose avec le Front national, en position d'arbitre tatillon. Et, comme le FN n'aime pas l'art contemporain («laid, inepte et apatride», selon ses élus locaux), il finit par obtenir que la chambre régionale de la Cour des comptes se penche sur la question.

Boulettes. Dans une lettre du 15 juin 2001, celle-ci explique, «sans se prononcer sur la qualité artistique», que le Frac, s'il a bien «une image d'avant-garde sur Internet», a acheté l'oeuvre «avec des fonds publics» et qu'elle «comportait des obscénités». Première entorse: une Cour des comptes, fût-elle régionale, n'a pas à se prononcer sur le contenu artistique d'une collection. La deuxième boulette émane de l'hébergeur du site, la société Zarcrom, qui se plie sans barguigner aux sommations de son client. Pourtant, l'amendement Bloche stipule qu'un hébergeur n'est tenu pour responsable du contenu d'un site qu'après injonction judiciaire. Et, précise maître Rojinsky, spécialiste du droit des nouvelles technologies, le responsable éditorial d'un site (le Frac en l'occurrence) a «obligation d'exploitation de l'oeuvre à défaut d'une décision de justice». La dernière erreur émane du conseil régional qui conteste la censure au prétexte qu'une collection n'a pas besoin d'être visible en permanence. Or, le droit moral de l'artiste dit le contraire. L'oeuvre étant en perpétuelle évolution, son intégrité devrait passer par sa mise à disposition du public. Lassé d'être ainsi pris en otage, Nicolas Frespech a lancé un SOS numérique pour un «exil électronique». D'ici peu, les Secrets seront démultipliés. Quoi qu'en disent les politiques.

Le site personnel de Nicolas Frespech: http://frespech.com/secret/